Nos moutons

D’habitude, boire comme un trou n’était pas votre style. Une soirée comme hier vous arrivait peut-être une fois tous les trois, quatre ans. Mais cette nuit-là, vous vous étiez couchée tard et pas toute seule; en outre, vous aviez perdu vos lunettes. Vous regretteriez en particulier ce fait, que vous aviez perdu votre seule manière de percevoir la réalité qui vous entourait. D’être maintenant aussi incapable de fixer votre attention aux muscles de l’être étrange dans votre lit par exemple, ou de ne pas pouvoir lire comme il faut les mots d’une histoire qu’un de vos proches avait partagé la veille sur Facebook, qui était écrite parfaitement et sans impropriété de langage
Hier soir. Discutez-en. Vous étiez sortie avec vos collègues de la société de conseil, un cinq à sept qui était devenu un sept à neuf qui avait terminé à trois heures du matin. Au premier bar, vous aviez commandé deux whiskys sûrs, au deuxième, trois autres. Il fallait boire. La journée, vous aviez reçu une note salée de votre ex-amant - qui envoie une lettre mouillée de café? N’importe quoi. C’était sans doute l’expression de haine la plus pure que vous aviez jamais ressenti. La première fois depuis six ans que vous en aviez reçu des nouvelles, et de les avoir reçues dans un état aussi illisible vous avait basculé. Un autre whisky s’il vous plaît. Oui, un double. 
Heureusement que Crystale figurait parmi cette troupe de collègues. Elle s’était assise avec vous pour au moins une heure, répondant à vos larmes, expliquant comment c’était mieux d’avoir aimé et perdu que de ne jamais avoir aimé du tout. Cette fille était sage comme une image.
Vous vomîmes dans la cul-de-poule sur le plancher à côté de votre lit. Les restes de l’alcool dans votre estomac rendirent votre lecture floue; vous vous demandâmes pourquoi vous lûmes autant d’erreurs. 
 Il n’y avait pas beaucoup de foudre entre vous et l’être dormant à votre gauche ce matin-là. C’était l’idée de Crystale de lui draguer. Pourquoi pas? Il faut sauter sur quelqu’un d’autre si on veut progresser. Il était courtois; il vous avait commandé des ailes de poulet et un autre breuvage. Vous aviez papoté entre vous deux, et le sentiment que cela pourrait être aussi vrai que la relation que vous aviez eue avec votre ex se produisait. C’était seulement quand il avait commenté que les ailes goûtaient un bras que vous aviez su que votre sens de l’humour était différent, voire mieux, que le sien et que cette soirée serait peut-être tout simplement une passade. 
Il n’y a pas de doute que vos choix d’hier soir sont à la base de vos problèmes de lecture ce matin. Après le sixième, vous étiez sortie du bar. La pluie versait sur terre. Vos larmes se mêlaient avec la précipitation, vous aviez pensé au destin des poules que vous eûmes mangé, les imaginant avoir vécu toute leur vie dans la pluie et des orages jusqu’à ce que les humains les ont cueilli et transformé en nourriture - quelle misère de vie - et vous aviez réfléchi que même toi, vous n’étiez qu’une poule mouillée par la pluie. Une pauvre petite poule. L’homme était venu (quelle surprise), et pourquoi pas le frencher maintenant. 
La nuit était devenue de plus en plus incohérente. Il était soudainement deux heures du matin. Une flasque dans sa main gauche et un regard de folie dans ses yeux, votre ami Crystale vous avait posé un lapin sur la tête. Il était venu d’où, ce lapin? Du magicien se tenant debout d’ici quelques mètres? Cette amie Crystale, si c’est comme ça que l’amitié fonctionne, vous avait exigée de marcher avec sur la rue Saint-Laurent. Marchez Nathalie! Marchez! Vous l’aviez balancé, vous marchâmes et vous étiez pas mal certaine que cet homme, l’homme dormant actuellement dans votre lit, vous avait suivi comme un chien en laisse. 
Comment était-il possible que, quelques courtes minutes après, quand vous aviez entendu la voix de Crystale disant “Hein, revenons à nos moutons!” avec le rit de folle qu’elle gardait pour ses pires blagues, vous aviez fait demi-tour et aviez vu cinq moutons dans la route? Vous aviez toutes les deux couru après ces moutons, sachant toutes les deux que ce n’était pas la première fois que vous aviez croisé ces moutons. Qu’ils venaient d’un rêve aussi tangible qu’ancien. Un vent s’était produit. Il faisait un froid de connard. L’air était glacé par l’idée que votre connaissance de ces moutons ne venait pas de l’alcool mais d’un ancien souvenir plus barré de votre mémoire qu’oublié. C’était l’ennui blanc : les moutons, les étoiles au-dessus, et l’idée soudaine que toute votre vie vous vous étiez enfuie d’un souvenir bouleversant. 
Vous étiez rentrée chez vous très peu après l’interaction avec les moutons. D’abord, vous étiez fatigué, mêlée par le mouton, le lapin, et l’homme sur votre bras, mais vous aviez aussi envie de coucher. De coucher à côté de quelqu’un, de vous sentir en sécurité, et de prétendre être heureuse.  
Après avoir fini la lecture de l’histoire vous semblant embrouillée par des erreurs et sans fil, vous fîtes une grâce matinée, priant Dieu, en qui vous ne croyez plus, de vous épargner de votre aveuglement et votre oubli des expressions communes en français. Vous vous levâmes finalement, très doucement afin de ne pas déranger la figure dans votre lit. Vous prîmes une douche, ouvrant le robinet et essayant de ne pas tomber sur la pomme détachable de la douche. Vous retournâmes au lit et, comme c’est utile d’appeler un chat un chat vous couchez avec cet homme. Quoi d’autre feriez-vous. 

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